Au Québec, la dépendance aux substances reste un sujet délicat à aborder dans les milieux de travail. Pourtant, les chiffres sont clairs : selon l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), environ 13 % des travailleurs québécois présentent une consommation problématique d’alcool, de drogues ou de médicaments. Malgré cela, très peu d’entreprises abordent cette réalité dans leurs politiques internes. Résultat ? Une majorité d’employeurs découvrent les problèmes trop tard, souvent lorsqu’ils ont déjà un impact sur la performance, les relations ou la sécurité.
Dans ce contexte, le témoignage de François Lebel, livré récemment dans l’émission La Jungle des Affaires, agit comme un électrochoc. À 17 ans, il vivait une psychose toxique due à une consommation excessive de cannabis. Aujourd’hui, il dirige une entreprise florissante, AdUX, fondée sur des valeurs de bienveillance, de transparence et de collaboration. Entre les deux : une réinvention complète de soi… et une prise de conscience profonde sur ce que signifie travailler après une dépendance.
Mais surtout, son parcours révèle un angle mort majeur en gestion des ressources humaines : celui de la dépendance fonctionnelle, souvent invisible, mais bien réelle. Dans cette entrevue franche et inspirante, animée avec sensibilité dans La Jungle des Affaires, François met en lumière les défis structurels et humains liés à la dépendance en entreprise.
Cet article propose d’en tirer des leçons concrètes pour les employeurs, les RH et les gestionnaires du Québec. Car derrière chaque CV peut se cacher un récit de résilience… ou un risque ignoré. À nous de voir, de comprendre, et d’agir.
Derrière la performance : la réalité silencieuse de la dépendance fonctionnelle
La dépendance en milieu de travail n’est pas toujours visible. Dans bien des cas, les employés continuent à livrer la marchandise, parfois même de façon exceptionnelle. On parle alors de dépendance fonctionnelle : l’individu consomme, mais reste opérationnel… jusqu’à l’effondrement.
C’est exactement ce que François Lebel décrit dans son passage à La Jungle des Affaires. Il raconte comment, après son sevrage, il a voulu prouver sa valeur dans ses emplois, allant jusqu’à s’approprier les résultats de l’entreprise comme si c’était la sienne. Une manière de se dépasser… mais aussi de fuir une douleur plus profonde.
Au Québec, les données révèlent que :
- Plus de 20 % des travailleurs en milieu manufacturier disent consommer des substances pour « tenir le coup » (INSPQ, 2023).
- La consommation est souvent liée à des conditions de stress élevé, d’isolement ou d’absence de reconnaissance.
- Très peu de gestionnaires reçoivent une formation spécifique pour détecter les signaux faibles associés à ces comportements.
Ce type de dépendance est particulièrement difficile à cerner : il n’y a pas d’absences, peu de plaintes, mais souvent une fatigue chronique, des sautes d’humeur, une rigidité de contrôle ou une baisse de créativité.
À retenir :
- La dépendance n’est pas toujours visible, mais elle a toujours un coût.
- Les profils très performants peuvent dissimuler un mal-être profond.
- L’inaction RH renforce le tabou et nuit à la prévention.
De l’isolement à la collaboration : une solution née de la vulnérabilité
Pendant la pandémie, François Lebel, désormais entrepreneur, s’est retrouvé à nouveau en difficulté. Ses clients se retiraient, sa trésorerie s’effondrait, un enfant naissait… et les vieux réflexes de repli revenaient. Pourtant, au lieu de se taire, il a pris son téléphone et contacté ses compétiteurs.
C’est ce geste de vulnérabilité — raconté avec émotion dans La Jungle des Affaires — qui a déclenché une suite d’événements décisifs. En découvrant que plusieurs pigistes vivaient les mêmes défis, il décide de créer un modèle collectif de collaboration. De cette idée est né AdUX, une entreprise réunissant aujourd’hui 17 spécialistes en marketing numérique.
Cette logique de codépendance professionnelle positive, fondée sur l’écoute, la transparence et la co-responsabilité, contraste avec le modèle compétitif et hiérarchique souvent en place dans les PME.
Au Québec :
- Moins de 9 % des entreprises ont des politiques formelles sur la santé mentale ou les dépendances (Statistique Canada, 2022).
- Encore moins favorisent la parole vulnérable ou l’entraide entre professionnels en détresse.
À retenir :
- L’isolement est un facteur aggravant dans les parcours de dépendance.
- La création de liens professionnels de confiance peut jouer un rôle thérapeutique.
- Les RH peuvent encourager cette ouverture par des mécanismes simples (co-développement, groupes de soutien, leadership participatif).
Quand le passé devient un atout stratégique pour l’entreprise
Plutôt que de camoufler son passé, François Lebel l’intègre à son modèle d’affaires. Dans La Jungle des Affaires, il explique que ses failles sont devenues ses forces : sa capacité à comprendre la souffrance, à écouter les signaux faibles, à bâtir une culture d’équipe plus humaine.
De plus en plus d’études montrent que les personnes ayant vécu des épreuves profondes développent des compétences recherchées :
- Résilience
- Intelligence émotionnelle
- Capacité d’adaptation
- Leadership éthique
Et pourtant, les RH filtrent encore souvent les CV sur la base de « trous » ou d’« incohérences », sans chercher à comprendre le récit derrière.
Un changement de posture s’impose :
- En entrevue, il faut oser poser des questions ouvertes sur le parcours de vie.
- En gestion, il faut valoriser la transparence comme compétence, non comme faiblesse.
- En culture d’entreprise, il faut intégrer la résilience comme valeur, et non comme obligation silencieuse.
À retenir :
- Les profils atypiques ont souvent une force humaine précieuse.
- Il faut créer des processus d’embauche qui valorisent le parcours de transformation.
- Le passé d’un candidat peut devenir un levier de culture organisationnelle.
Pour des milieux de travail qui guérissent… au lieu d’exclure
Dans son entrevue à La Jungle des Affaires, François ne demande pas la pitié. Il parle de cohérence, de leadership éclairé, et surtout de l’importance d’un environnement qui soutient au lieu d’étiqueter.
Pour que cela devienne la norme, les entreprises doivent :
- Mettre en place des programmes d’accueil et de réintégration après un épisode de dépendance.
- Former les gestionnaires à une posture de curiosité bienveillante, plutôt que de suspicion.
- Intégrer la santé mentale dans les indicateurs de performance RH.
Certaines organisations innovantes ont déjà commencé. Mais il faut aller plus loin, surtout dans les PME et les secteurs communautaires.
À retenir :
- La réinsertion ne doit pas être improvisée.
- Le jugement tue la parole. Le soutien ouvre la performance.
- Il faut des politiques, mais surtout une culture d’entreprise plus humaine.
En conclusion…
Le parcours de François Lebel est plus qu’un récit inspirant. C’est un signal fort à l’intention des milieux de travail québécois : la dépendance est une réalité qu’on ne peut plus ignorer. Pire, l’ignorer coûte cher — en capital humain, en rétention, en réputation.
L’émission La Jungle des Affaires agit ici comme un révélateur. En donnant la parole à ceux qui osent se dire tels qu’ils sont, elle invite à un changement de culture. Pas juste pour applaudir les résilients. Mais pour créer des milieux qui permettent à chacun de le devenir.
Pour les employeurs, c’est une opportunité stratégique : celle de bâtir des équipes solides, humaines et loyales… en commençant par voir autrement.
Références
- INSPQ – Consommation d’alcool et de drogues chez les adultes québécois (2023)
- Statistique Canada — Santé mentale et dépendance en milieu de travail (2022)
- Épisode La Jungle des Affaires, François Lebel (2025)